Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

A lire gratuitement

LA ROUTE de BATAVIA est désormais disponible en Ebook.

Lisez les 60 premières pages de cette histoire de mer, d'amitié et d'amour  ICI, en écoutant Luc Arbogast

ou les 30 premières pages CI-DESSOUS : 

Et, si le roman vous plaît, téléchargez les 500 pages pour 2,99 euros.

LA ROUTE DE BATAVIA

Roman

Sur le chemin des Grandes Indes

Jo Fréhel

                                                                                                                            ISBN : 978-2-9541140

Amsterdam, 1653 

La servante referma avec précaution la lourde porte derrière laquelle le Seigneur Van Neck vivait peut-être ses dernières heures. Elle présenta le flacon d'urine au chirurgien en esquissant une petite révérence.

L'homme observa le liquide doré, puis, s'approchant de la fenêtre dont la clarté fit jaillir un jaune ambré, il le mira longuement. Ce faisant, il rapprocha ses sourcils épais, accentuant l'air toujours mécontent que lui donnaient son visage osseux et sa vêture noire.

Il dit à l'adresse de son aide :

- Aspect trouble, couleur foncée tirant sur l'orangé. Notez Germain.

Le jeune homme, un blondinet portant écritoire, qui le suivait comme son ombre, nota avec application : « Trois novembre de l'an mille six cent cinquante-trois. Aspect trouble, couleur foncée tirant sur l'orangé ».

Lorsque la plume eut cessé de crisser sur le papier, Maître Haneken approcha l'urinal tout près de son long nez pincé que l'on eût dit créé par Dieu tout exprès pour cet usage. Il huma un long moment, fermant les yeux pour mieux en apprécier les subtils effluves.

Lorsqu'il les rouvrit il eut la mine si furieuse que la jeune servante, occupée à étouffer un bâillement, eut un mouvement de recul.

- Pardieu ! Gronda-t-il, qu'a donc mangé le Seigneur Van Neck pour son dîner ?

La jeune fille, apeurée, ouvrit de grands yeux et bafouilla :

- Je… Je ne sais, Monsieur…

- Comment ça, tu ne sais pas ? N'est-ce pas toi qui portes les repas, qui le fait manger, boire et pisser ? Vas-tu bien réfléchir un peu, nigaude ! Comment t’appelles-tu ?

- Mieke, dit-elle

- Alors, Mieke, qu’a-t-il mangé ?

Elle débita sans relever la nuque qu'elle avait ployée sous le regard noir du savant :

- Le seigneur a voulu un ragoût de sanglier, Monsieur, que je suis allé quérir au marché aux viandes.

- Damnation ! N'a-t-il d'autre souci que dénier mon savoir ? A-t-il bu ?

- Oui Monsieur, du vin de France.

Le chirurgien prit une longue inspiration destinée à desserrer son diaphragme. Puis il souffla bruyamment par le nez.

- Annonce-moi, fit-il désignant la porte

- C'est que…

- C'est que quoi ?

- C'est que, pour l'heure, son valet l'habille… Le seigneur a désiré se lever.

- Se lever ! Fit-il d'une voix que l'effarement fit monter dans les aigus, entendez-vous cela, Germain ? Alors que seuls le repos absolu et une diète drastique le maintiennent encore en vie ! À quoi sert donc toute la science de notre académie ? Et quand donc les puissants auront-ils enfin pour nous une once de considération ?

Germain, tout rougissant d'entendre son maître conspuer l'un des Seigneurs les plus puissants d'Amsterdam, acquiesça avec complaisance. La soubrette en profita pour s'esquiver.

- Je vais m'enquérir, Monsieur.

Elle entrouvrit la porte et se faufila comme une souris file à son trou à l’odeur du chat.

Dans la pièce que le froid humide de l'hiver empêchait d'aérer, flottait une odeur surette de corps souffrant mêlé de celui de l'âtre alimenté généreusement nuit et jour. Jacob Van Neck trônait dans un fauteuil installé auprès de la fenêtre à quelques mètres du lit à baldaquin dont il sortait de plus en plus rarement. Un valet s'affairait à fixer une fraise immaculée autour de son cou décharné. Ses longues mains osseuses posées sur les accoudoirs tremblaient un peu, la respiration était rapide et oppressée mais l'homme avait le regard fier et le dos droit, rassemblant visiblement ses forces pour rester digne de son titre et de sa fonction de Seigneur de la compagnie des Indes Orientales.

A le voir ainsi, Mieke, eut une bouffée d'espoir. Elle se dit que son maître avait peut-être encore quelque répit. Non qu'elle lui portât un amour immodéré mais sa fin annoncée sans héritier direct affligeait tous les serviteurs, car elle allait les mettre entre les mains d'un neveu, un homme lubrique et malfaisant, entouré d’une bande de dépravés. Or, la maison était riche et bonne pour les domestiques, on n'en connaissait pas de meilleure dans tout Amsterdam.

Depuis le départ de Jason Soembroek, le fidèle régisseur – plus de deux ans déjà – c'était le jeune et séduisant Arnold, attentif et bienveillant, qui assurait l'ordonnancement des lieux et de la domesticité. Et autant les appartements seigneuriaux, dans l'attente d'une mort annoncée, étaient austères et confinés, autant les logements des serviteurs étaient animés de rires et de chansons, de paroles lestes et de toutes ces plaisanteries que l'on entend dans les bouges du port. Le silence, toutefois, se faisait lorsque dans la cour passaient des médecins, des hommes de loi, ou quelque notable, silhouettes vêtues de noir, le cou pris dans les cols de dentelles ou les fraises blanches qu'affectionnait le calvinisme.

On murmurait que Jason était parti, guidé par un simple matelot nommé Abraham Gerritz, de l'autre côté de la terre à la recherche du seul héritier du seigneur, le jeune Wouter, le fils de sa fille Esther, seul survivant de la mutinerie mémorable du Klein David.

Le palais du Seigneur Van Neck, était sis dans le quartier magnifique du Herengracht, et on y avait bonne vie. Hélas tout cela aurait une fin si le seigneur Van Neck quittait ce monde avant le retour de l'enfant perdu. C'est pourquoi, malgré le peu de confiance qu'ils accordaient à l'équipage hasardeux de ce bon Jason et du matelot Abraham Gerritz, tous, dans la maison Van Neck, du cocher au cuisinier, en passant par les plus humbles laquais, priaient pour que leur revienne le jeune maître dont certains, les plus âgés, se souvenaient comme d'un bel enfant aux cheveux d'or et aux joues roses parsemées de taches de son.

- Est-il là ? Souffla le seigneur en voyant entrer la servante.

- Maître Haneken est là, Monsieur

- Qui te parle de ce croque-mort ?

Elle baissa la tête.

- Arnold n'est pas encore revenu du Texel.

- Envoie le moi dès l'instant où il passe le porche

- Bien Monseigneur… Et pour Maître Haneken ?

- Qu'il vienne et fasse vite.

Le chirurgien fut introduit. Il s'inclina avec raideur.

Van Neck remarqua son visage encoléré, un peu plus qu'habituellement.

- Monseigneur, commença-t-il tentant de se contenir, j'ai miré ! Votre urine est chargée d'humeurs mauvaises, l'on me dit que vous…

- Que j'ai eu faim ! Coupa Van Neck, et bien, c'est vrai, Haneken, je crois que vos potages aux herbes, vos poudres d'apothicaire me rendent plus frêle que nouveau-né ! Or, aujourd'hui, j'ai besoin de retrouver des forces car voyez-vous j'ai de bonnes raisons de penser que… Enfin, vous savez ce qui me tient !

Van Neck avait énoncé tout cela d'une traite comme pour se rassurer lui-même, et, si sa voix était un peu tremblante on retrouvait les intonations impérieuses qui avaient été siennes tout au long de sa vie.

- Je vais devoir vous saigner ! Dit l'autre dépité.

Van Neck, d'un mouvement de tête, fit signe aux deux serviteurs de disparaître, puis :

- Haneken, avez-vous entendu ce que je viens de dire ? Foin de vos saignées et de vos drogues, j'attends mon héritier ! l'Overijssel en provenance de Java a été aperçu par les vigies en train de doubler les hauts-fonds de Nauerkolf. Une galiote l'a approché pour le ravitailler, il a à son bord de nombreux passagers dont un jeune homme blond, de noble maintien… Haneken, il est accompagné d'une espèce d'aventurier à triste mine et d’un paisible gaillard… Ce sont eux, à n’en pas douter ! Un cavalier m'a porté la nouvelle. Le navire doit être en train de mouiller. J'ai expédié Arnold au Texel dès hier pour les récupérer… Ah, Haneken, je suis dans les affres ! Plus de deux ans ! Il aura fallu cela ! Voilà ce qui m'a donné appétit !

- Mais… Monseigneur… Êtes-vous sûr que…

- Non, bien sûr que non, je ne suis pas un innocent et j’ai encore ma tête quoi qu’en disent certains ! Mais peut-être que c'est lui… Alors je dois retrouver quelque force. Voudriez-vous qu'après une si longue absence il ne trouve qu'un vieillard grabataire ?

- Je dois vous saigner, Monseigneur, votre sang épaissi épuise votre malheureux cœur !

- Plus tard !

- Impossible, il n'est bonne saignée que matinale.

- Pardieu, Haneken, avez-vous juré de me faire mourir de contrariété ? Disparaissez et faites venir mes valets !

Le chirurgien partit à reculons et se fendit d'une profonde révérence qui disait toute sa soumission et le dédouanait du même coup de quelque funeste conséquence.

La porte qui s'ouvrit brutalement le heurta. Il fit un bond de côté. Arnold parut, pâle et défait. Les mains du vieil homme se crispèrent sur les accoudoirs, tandis que le régisseur se jetait à ses pieds. Il resta prostré, un genou à terre et la nuque courbée :

- Ah Monseigneur, comme il est dur de porter l'affliction dans votre maison !

Le vieil homme soupira, déjà meurtri, puis doucement :

- Allons, Arnold, parlez… On ne met plus à mort les messagers du malheur.

Le jeune homme releva des yeux affligés.

- Le garçon sur le navire… N’est pas Wouter, c'est le fils du grand chancelier que son père envoie à Amsterdam à l'école des officiers, flanqué de deux de ses hommes… Mon cœur saigne, Monseigneur.

Mieke éclata en sanglots. La nouvelle courut dans tout le palais, semant la tristesse et l'inquiétude. Le seigneur allait-il y survivre ?

Van Neck détourna la tête dominant son immense déception. Il sentait son cœur battre de façon chaotique, son souffle s'accélérer. Avisant son chirurgien, il lui fit signe d'approcher :

- Saignez, Monsieur, je dois vivre encore.

Maître Haneken s'efforça de cacher le sentiment de revanche qu'il sentait monter en lui. Germain, prompt comme l'éclair, approchait déjà la cuvette et le stylet. Van Neck offrit son bras que le valet dénuda.

Le vieux seigneur regarda s'enfuir avec indifférence sa sève d'un beau rouge sombre et sentit la mollesse l'envahir. Il se mit à prier, se répétant comme une litanie « Je dois vivre encore, il viendra… Je dois vivre et attendre… »

Très loin de lui déjà, la voix de Maître Haneken claironnait comme une vengeance : « Plus de viandes, ni lait, ni fromage, ni vin, ni bière… Germain, vous irez chez l'apothicaire… Trois fois par jour : serum lactis, et une heure plus tard précisément : tincturam rhei aquosa et liquore anodino… Notez Germain, notez… Séné, rhubarbe, gentiane, sel de tamarin, sureau… »

 

 

 

Au même moment, quelque part sur la mer de Timor

 

Abraham Gerritz, le marin dont le seigneur Van Neck espérait tant, flottait dans un espace flou et douloureux. Le ciel au-dessus de lui était d'un bleu parfait, de petites vagues couleur d'émeraude venaient clapoter sur le plat-bord et lui envoyaient de l'eau sur la figure. Un grand calme régnait. Un de ces calmes plats que redoutent les marins. Le bas de son corps baignait dans le fond de la chaloupe pleine d'eau. La soif était atroce et ses lèvres le faisaient souffrir, brûlées comme jamais. Trop faible pour bouger, écrasé par un soleil sans pitié, il vivait ses derniers instants avec un vague étonnement. Il avait tant aimé la mer, si intimement, et presque depuis toujours, qu'il lui était difficile d'admettre qu'elle lui donnait la mort.

Quand il avait parfois imaginé sa fin, elle survenait à terre, à l'improviste, au cours de ces combats contre les roitelets des îles de la Sonde où la Compagnie engageait ses marins soldats, ou bien dans l'une des rixes qui éclataient dans les bouges de Batavia, de Malacca ou de Bantam, à moins qu'il ne soit dagué par quelque maraud après avoir touché sa solde. Et pourtant c'était bien la furie des flots qui avaient eu raison de leur fragile embarcation, au point d'emporter le mât, les voiles, les avirons, les cocos qui servaient à écoper, le peu de vivres et d'eau douce qu'ils avaient emportés, et rempli la barque presque jusqu'à la lisse. Si lui et ses trois compagnons gisaient encore dans la chaloupe c'est bien parce qu'il leur avait intimé de s'attacher par la taille. Lui-même s'était servi du filet noué au banc du barreur. Maintenant, ils flottaient entre deux eaux, anéantis, vidés de leur substance et bientôt ils seraient tous les quatre par le fond.

Une main inerte effleurait son flanc, ballottée par le léger roulis. Un éclair douloureux traversa sa conscience. Zwaantie, à ses côtés, était peut-être morte. Il aurait voulu l'appeler mais aucun son ne put sortir de ses lèvres. Il tenta de bouger un bras mais il ne lui obéit pas. Alors il pensa à prier, lui, l’impie qui s'était affronté au pasteur Lommaertz, mais il ne sut que dire à ce Dieu si lointain. Des prières ? Quelles prières ? L'esprit d'Abraham Gerritz s'évada de la trop dure réalité, il erra dans un passé lointain et doux… Sa mère récite des prières à la vierge tout en ravaudant les filets, il s'appelle Pablo alors, comme son père, pêcheur dans un village du sud… « Pablo ? Pablo comment ? Meideiros ? Un papiste ! », s'écrie le capitaine Weijmar, la barbe tremblant d'indignation de le voir souiller de ses pieds d’apostat le pont du Kleine David… « Le garçon à l'œil vif, cependant, objecte Cornelius du haut de sa noblesse, et, Cher Capitaine, avez-vous les moyens de faire la fine bouche ? ». Le gentilhomme aux manières félines, aux bas immaculés et à l'œil bleu lavande, se penche sur lui, lui malaxe l'épaule, « Mon garçon, connais-tu la Bible ? ». Il acquiesce avec énergie, jouant sa dernière chance de quitter la côte fétide du Sierra Leone. « Vous voyez bien, Capitaine ! ». Le gros homme à la barbe rouge soupire : « Alors, que connais-tu ? Je connais Abraham… Et bien, voilà ! Triomphe le gentilhomme, tu t'appelles Abraham désormais, et même Abraham Gerritz, du nom du matelot emporté ce matin par le flux de sang ! ». Le sang… Le sang du capitaine s'écoule de sa gorge, des bulles éclatent tandis qu'il agonise, Cornelius, le beau seigneur, rit et se pavane dans des habits d'apparat, l'eau-de-vie coule à flots, des hommes prient et supplient, des femmes hurlent, les mutins violent et tuent… Le tuera-t-on lui aussi ? Le procès le dira, Cornelius a été supplicié puis pendu… Les autres aussi, avec qui il partageait la gamelle, dormait, courait dans les vergues, chantait et dansait le soir sur le tillac. Il était jeune, jamais fatigué. « Abraham Gerritz, en vertu de votre très jeune âge et de votre rôle secondaire dans la mutinerie, vous êtes condamné à quatre années de prison et à cent coups de corde. Qu'on l'emmène… ». Ils l'emmènent, il se débat, on le soulève, on l'emporte… Où est-il ?

Dans un suprême effort, il s'arracha au rêve et entendit des voix étrangères, vit des hommes sombres comme des ombres qui l'entouraient… Était-ce le jour du jugement ? Le présent lui revint, le sel, la douleur, la pesanteur de son corps, et ces hommes au torse nu, les hanches ceintes d’un simple pagne blanc. « Les Makassars, enfin ! ». Sa gorge était trop sèche pour parler et sa langue comme du parchemin. Depuis combien de jours avaient-ils dérivé, malmenés par l'ouragan puis portés par les courants 

Quelques jours plus tôt, au large de la Nouvelle Hollande.

La chaloupe tenait bien la mer. La lune, pleine, pâlissait dans l'aube naissante. Abraham Gerritz avait barré toute la nuit, scrutant la mer, guettant l'écume luminescente qui signalait les affleurements coralliens.

Ils naviguaient depuis deux semaines au moins - personne n'avait songé à tenir un calendrier – et n'avaient croisé aucun de ces navires à voiles rectangulaires, venus des îles Makassar, les seuls à s'aventurer dans ces eaux, et dont Gerritz espérait le secours.

La fatigue affectait sa vigilance. Bien qu'il y eût un banc pour le barreur il restait debout, le regard fixé sur la proue. La veille au soir, il avait eu l'idée de mouiller le grappin, mais à quoi bon ? Le froid de la nuit et les vêtements poisseux empêchaient les corps tremblants d'accéder au vrai sommeil.

Le soleil levant commença à réchauffer les passagers de la chaloupe, endoloris par le froid de la nuit et l'humidité à laquelle ils n'avaient nul moyen de se soustraire. Gerritz étira ses membres et poussa du pied Josh, l'un des matelots qui partageait sa veille mais s'était endormi comme les autres avec le ciel pour toute couverture. L'homme bougea puis gémit, pris de crampes. Il jura. C'était le moment où quelques heures de vrai sommeil venaient enfin redonner des forces aux organismes épuisés.

Josh se pencha sur le plat-bord et, ramenant dans sa main un peu d'eau, s'en frotta la figure. Puis il regarda autour de lui. La chaloupe et ses occupants naviguaient à présent parmi des myriades d'îles.

 

Tag(s) : #Chroniques
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :